Au moment où les femmes du monde marquent une halte pour commémorer la journée internationale consacrée à leurs droits, un sujet pourrait être le moins abordé lors des nombreuses réflexions sur les preoccupations de l’autre moitié du ciel habituellement menées au cours de cette célébration : la dépigmentation, c’est de cette question qu’il s’agit, semble en effet oubliée alors qu’elle prend de plus en plus une ampleur inquiétante, selon les spécialistes de la santé. Président de l’initiative africaine stop dépigmentation, une association qui lutte contre ce phénomène, Issaka Ouédraogo s’est confié à WazNews dans une interview au cours de laquelle il explique le bien-fondé de cette Initiative, fait un état des lieux de la pratique de la dépigmentation et les nombreuses risques encourus par les adeptes de cette pratique. Lisez plutôt.
WazNews : Pourquoi une initiative africaine stop dépigmentation?
Issaka Ouédraogo : Il faut dire qu’au Burkina Faso, la pratique de la dépigmentation a pris tellement d’ampleur qu’elle est même devenue, selon les spécialistes, le troisième problème de santé publique après le paludisme et les maladies respiratoires. D’ailleurs, une étude réalisée par une équipe de dermatologues à Bobo Dioulasso, a montré que sur 100 femmes, 50 utilisent des produits éclaircissants. Il devient de plus en plus rare de croiser des femmes de teint « noir ciré », comme on le dit. Pour des raisons esthétiques, la plupart des femmes n’hésitent pas à se dépigmenter. Pour beaucoup la peau claire est comme une référence mais aussi comme aspect de de séduction. C’est dans cet environnement et au milieu de ces conceptions qu’un regroupement de jeunes qui se sont rencontrées sur les réseaux sociaux en 2021 ont décidé de s’engager ensemble à travers un cadre formel pour lutter contre le phénomène en créant l’Initiative africaine stop dépigmentation (IASD).
Quels sont les objectifs et missions poursuivis?
Ce qu’il faut savoir d’abord est que notre association est apolitique, laïque et a un but non lucratif. Elle s’interdit toute discrimination fondée sur la race, la religion et la culture. Pour revenir à l’objectif poursuivi, il faut dire qu’il est assez clair : il s’agit de lutter de manière inclusive contre la dépigmentation sous toutes ses formes et à divers niveaux. Sur le plan social, nous travaillons à inciter la population noire à rester le plus naturel possible et à vivre en harmonie avec leurs congénères. Sur le plan culturel, il s’agit pour nous de valoriser la peau noire, qu’on peut considérer comme le vrai patrimoine génétique africain, mais aussi de lutter contre la promotion d’une manière ou d’une autre de la dépigmentation dans les médias. Au plan sanitaire, nous travaillons à l’éveil des consciences sur les conséquences néfastes, parfois dramatiques, de la dépigmentation sur la santé de la population.
Quelle est l’ampleur du phénomène au Burkina ou en Afrique au point de juger nécessaire de mettre en place une telle initiative?
Vous n’êtes pas sans savoir que la quête de la beauté, souvent associée aux préoccupations féminines, a évolué avec la mondialisation, conduisant à l’effacement des méthodes traditionnelles au profit de celles dites modernes. La situation d’ensemble au Burkina Faso est préoccupante si l’on s’en tient aux avis des spécialistes. Le Dr Awa Traoré qui est dermatologue au CHU de Yalghado Ouédraogo révèle d’ailleurs que ce phénomène, loin d’être nouveau, prend de l’ampleur d’une manière alarmante et les chiffres le confirment. Figurez-vous qu’en en 1997, seulement 22% des femmes à Ouagadougou utilisaient des produits dépigmentant et que ce taux est passé à près de 40% en 2005, soit en l’espace de moins d’une décennie. A Bobo-Dioulasso ce taux de dépigmentation qui était de 50% en 2005 a atteint près de 68% en 2016. Une étude menée entre 2016 et 2017 à Ouahigouya a montré que 73% des femmes utilisaient ces produits dépigmentant. En Afrique, de façon générale, c’est devenu un phénomène de mode. On pense que la clarté de la peau est synonyme de beauté. Et il faut reconnaitre qu’aujourd’hui c’est un phénomène qui touche une bonne partie des femmes avec des conséquence inimaginables comme des maladies cutanés ou respiratoires, des décès de femmes lors de l’accouchement du fait de la détérioration de leur peau, etc. C’est dire à quel point ce fléau nécessite une action urgente et
coordonnée.
Il semble qu’aujourd’hui le phénomène touche même les enfants…
Effectivement, c’est le constat que l’on fait. La recherche de la « beauté » s’étend désormais aux nourrissons dans notre pays. Cela expose malheureusement ces êtres vulnérables à des produits potentiellement nocifs. Pour nous, la dépigmentation des bébés est encore inacceptable parce qu’elle met en péril leur santé physique et psychologique à un stade crucial de leur développement.
Quels profils d’acteurs retrouve-t-on au sein de l’Initiative ?
Les membres de l’association est un concentré de toutes les couches socio-professionnelles. On y trouve principalement des communicateurs, des journalistes, des dermatologues, des enseignants, des secrétaires de bureaux, des infirmiers, des étudiants, des élèves, des commerçants, des cultivateurs et on en oublie…
On vous a régulièrement vu sur le terrain de la sensibilisation. Est-ce qu’il y a d’autres activités en dehors de cette sensibilisation?
Nous avons effectivement eu plusieurs séances de sensibilisation dans des cités universitaires, écoles, associations féminines, etc. Nous avons aussi animé plusieurs émissions télé, radio, presse écrite et presse en ligne sur la problématique. Nous avons par ailleurs conduit des plaidoyers auprès de leaders d’opinions tels que sa Majesté le Mogho Naaba Baongo qui, au passage, s’est engagé pour être un ambassadeur de la lutte contre la dépigmentation, le Chef de la Communauté Lobi à Gaoua, le Président de l’Université de Ouagadougou mais nous comptons saisir l’Assemblée Législative de transition aux fins de voter une loi pour interdire l’importation et la commercialisation des produits dépigmentant. Aujourd’hui, notre plaidoyer est dirigé à l’endroit du Président de Transition pour qu’il prenne à bras le corps ce problème qui crée beaucoup de problèmes à nos mères, épouses et sœurs.
Au regard de ces actions menées, peut-on peut dire que l’Initiative compte en son sein un grand nombre d’acteurs?
A ce propos il faut dire que nous avons une équipe pluri disciplinaire : nous avons en majorité des communicants, des journalistes, des dermatologues, des infirmiers, des étudiants; des enseignants, des commerçants; des secrétaires, des comptables, etc. C’est l’ensemble de cette équipe pluridisciplinaire qui facilite et finance d’ailleurs nos activités. Parce qu’il faut souligner que jusqu’à présent nous n’avons pas de partenaires financiers qui nous accompagnent.
Quelle est la part de contribution d’acteurs autres que les membres de l’Initiative dans l’atteinte des objectifs
En dehors de l’initiative je peux dire que l’Association des dermatologues du Burkina nous appuie beaucoup. Cette association nous accompagne, notamment quand nous avons besoin de dermatologues pour animer les plateaux et aussi pour la documentation. Il y a aussi d’autres associations avec qui nous collaborons, dont les Majorettes de la ville de Ouagadougou. A cela il faut ajouter également le fait que beaucoup d’associations nous contactent et nous invitent à leurs activités et vice versa.
Quelles difficultés particulières rencontrez- vous dans la mise en œuvre de vos activités?
Les difficultés que nous rencontrons sont essentiellement financières. Il faut dire que depuis plusieurs mois, nous avons temporairement cessé de mener des activités parce que nous n’avons pas l’accompagnement qu’il nous faut. Pratiquement toutes les structures dont nous avons tapé les portes ne nous ont pas ouverts. Cela fait que malheureusement l’association à un moment ne dispose pas d’assez de ressources pour mener à bien ses activités.
Quels sont les projets futurs entrant dans le cadre de l’Initiative?
Nous sommes pour le moment une association mais nous avons l’ambition d’aboutir à la mise en place d’une fondation, avoir plus de moyens pour aller véritablement au-delà de la sensibilisation pour nous focaliser sur la prise en charge des personnes vivant avec la dépigmentation. Parce qu’en réalité, il y a des personnes qui sont dans des états très lamentables et qui souffrent énormément car n’ayant pas de moyens pour se soigner. C’est dire que leur prise en charge est pour nous une préoccupation. Nous faisons également ce plaidoyer auprès de l’État pour permettre cette prise en charge.
Selon vous qu’est-ce qui peut être fait au niveau des décideurs publics pour gagner la lutte?
Ce qui peut être fait au niveau des décideurs publics pour gagner cette lutte, c’est de faire en sorte que l’état soit activement impliqué, en décidant par exemple d’interdire la commercialisation et l’importation de produits dépigmentant. L’état doit aussi prendre les devants dans la sensibilisation pour que les populations comprennent les conséquences de la dépigmentation. Pour insister sur les conséquences, par exemple, des personnes dont la Carte nationale d’identité n’a pas pu être renouvelé parce que simplement elles ont entre-temps changé un teint que le système ne reconnait pas.
D’aucuns pensent que l’éducation peut aussi être un levier important dans cette lutte. Quel est votre avis?
Il est évident que l’éducation est un levier important dans cette lutte. En effet, que ce soit au niveau des écoles ou dans les familles, tout le monde peut contribuer à la sensibilisation. Cette éducation nécessite surtout l’investissement des parents qui doivent jouer leur rôle, en montrant les bonnes manières aux enfants pour qu’ils puissent comprendre que la dépigmentation n’engendre que des conséquences et il n’y a aucun avantage dans cette pratique.
Wahou super . Très belle intervention !